Débat en ligne avec Luc Rouban, directeur de recherches au CNRS- Cevipof sciences-po, le jeudi 19 novembre 2020
Nous sommes, introduit Luc Rouban, dans une période en réalité extrêmement riche dont témoigne la diversité des types de remise en cause de la démocratie représentative : illibéralisme, gilets jaunes, nouvelles formes de contestation populiste…
- Pour autant à l’examen on voit clairement affleurer au moins 3 grands débats associés à l’histoire longue de la démocratie représentative :
- Sur le régime socio-politique de la représentation : pour Locke la représentation est le moyen, par la séparation du public et du privé, de protéger les droits des acteurs économiques et des personnes privées dans un cadre national. Cette double dimension est de nouveau mise en discussion aujourd’hui par l’appel à l’intervention de l’Etat dans le domaine social mais aussi dans celui des droits propres à l’identité , par exemple sexuelle, des personnes etc.
- Sur les formes institutionnelles de la représentation : dès le 12ème siècle on se demande si les édiles sont les représentants des élites locales ou de tous les habitants ? (Nb: L’oligarchie locale ne se substituera aux AG d’habitants qu’au cours du 14ème/15ème siècle). S’ils émanent du pouvoir central ou d’une identité locale ? S’ils ont d’abord pour rôle d’incarner une conviction politique ou plutôt d’exercer une compétence gestionnaire ?
- Sur la nature des représentants : mandataire sociale qui a une autonomie ou délégué doté d’un mandat impératif, controverse opposant déjà lors de la Révolution américaine fédéralistes et anti-fédéralistes ?
Ce triple questionnement alimente une crise permanente/ structurelle de la démocratie représentative dont on retrouve des échos depuis plus de deux siècles aussi bien à la Révolution française, que dans l’anti-parlementarisme, puissant sous la troisième République, ou les manifestations de populismes à multiples visages (anarchisme, Orwell, fascisme, communisme soviétique) prétendant seuls incarner/représenter le peuple, et ayant pour point commun la critique d’une représentation « accaparée » par la bourgeoisie.
Qu’y a-t-il alors de nouveau dans la « crise » d’aujourd’hui ?
- d’abord la contestation des élites ( en perte de confiance dans l’opinion depuis le septennat de VGE, mais selon un rythme qui s’accélère depuis 20 ans) dans un contexte tendu du fait d’une forte politisation populaire et du blocage ressenti de la mobilité sociale.
- ensuite la crise symétrique de la fonction politique et de l’engagement : prédomine désormais un Individualisme qui touche aussi bien les électeurs que les élus (carriérisme détaché de toute forme de conviction idéologique, attractivité du privé plutôt que des fonctions électives pour les meilleurs…)
- enfin la professionnalisation à des niveaux de plus en plus larges du personnel politique
- Reste un invariant : la faible diversité d’origine sociale des élus (à 80% des cadres pour les députés par ex.)
Comment expliquer les formes prises par la crise contemporaine de la démocratie représentative ?
- d’abord par des registres de référence qui se privatisent: la communauté à laquelle on appartient (sociale, sexuelle, professionnelle, religieuse, etc.) est mise en balance avec la République qui est invitée à lui faire des concessions notamment en matière d’expression.
- ensuite par le développement d’une exigence de plus en plus consumériste a l’égard du service public, des élus etc.
- enfin, depuis la réforme de 2000, par la prévalence écrasante de la présidentielle sur toutes les autres formes d’élections nationales, qui écrase et appauvrit le rythme et le contenu du débat démocratique.
Néanmoins cette « crise » doit être relativisée : nous ne sommes pas au bord d’une rupture !
- dans les enquêtes d’opinion la démocratie a toujours le soutien des 3/4 de la pop. même si les 2/3 lui reprochent de mal fonctionner.
- Plus de 50% des sondés disent toujours s’intéresser à la politique
- et 52% se prononcent pour plus de démocratie directe (contre 33% « seulement »pour l’appel à un homme fort).
On est donc encore loin au total d’une volonté de restreindre ou supprimer la démocratie représentative.
La majorité de l’opinion semble rester en attente d’une solution réformiste malgré l’activisme de courants plus radicaux: des réformes, révèlent les études, visant à permettre à la fois une meilleure prise en compte par le pouvoir « des réalités du terrain » dont les élus sont jugés éloignés, et aux citoyens de « reprendre leur destin en main ».
Dans un tel contexte, et pour répondre à ces attentes, vers quels changements pourrait-on aller ?
C’est le point qui a soulevé, passé l’exposé de Luc Rouban, le plus de discussion :
- le recours au référendum d’initiative populaire ? Si plusieurs intervenants s’y sont déclarés favorables, Luc Rouban pointe , là où l’on y recourt souvent ( Suisse, Etats américains), une faible participation.
- le renforcement de la démocratie participative ? Mise en avant par de nombreux élus, elle a, selon Luc Rouban, s’appuyant sur de nombreux travaux de sociologie politique, le tort de n’impliquer que les citoyens déjà en réalité bien insérés.
- l’extension des compétences locales ? À en croire les enquêtes, la démocratie locale est celle qui aujourd’hui soulève le moins de critiques. Ne faudrait-il pas dans ces conditions donner plus de pouvoirs et de moyens aux élus locaux et simplifier la structure territoriale pour la rendre plus claire et plus démocratique ?
- le renforcement de la culture politique ? Cela paraît indispensable en particulier chez les jeunes qui, selon Luc Rouban, ne disposent plus des connaissances et des références indispensables à un exercice actif de la citoyenneté.
Au fil de la discussion, Luc Rouban devait faire part d’une double nécessité :
- celle de repenser la question de la souveraineté nationale dont l’effacement est au cœur du malaise démocratique .
- celle d’inventer des formes démocratiques d’évaluation de l’action publique pour juger de son efficacité, celle-ci constituant une exigence sans cesse répétée.
Il a invité enfin à ne pas céder à la facilité de penser que l’origine des maux de notre démocratie tiendrait au fait que la technocratie aurait pris le pouvoir. Celle-ci, définie comme la maîtrise d’une forte compétence et d’une culture de la gestion publique, existait sous la 4ème et le gaullisme. S’y est substitué aujourd’hui un petit réseau d’acteurs concentrés dans les cabinets, sans véritable expérience de l’Etat, et animé par une sous-culture managériale affligeante, incapable de « diriger » mais contribuant par son interventionnisme réducteur à couper le pouvoir des citoyens et des réalités vécues.
Au point de demander à Luc Rouban si la crise que nous vivons n’est pas plus une crise de leadership ( défaut de vision, perte du sens de l’intérêt général, insuffisance de culture historique, non perception des attentes réelles) que des institutions démocratiques elles-mêmes ?
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