L’impact économique et social de la crise issue du confinement risque d’être d’autant plus élevé qu’il vient affecter une situation déjà fragilisée par la crise précédente des subprimes dont les effets sur le tissu industriel, l’emploi et les comptes publics sont loin d’être apurés.
Ces deux crises ont d’ailleurs pour point commun de témoigner l’une et l’autre des pires côtés d’une mondialisation débridée.
Une crise systémique
Loin de se résumer à un dérèglement du système financier, la crise des subprimes s’est révélée le produit direct de la course aux délocalisations qui s’est accélérée au tournant du siècle dernier : poussées par la recherche des coûts salariaux les plus bas, les multinationales occidentales, gardant pour elles la conception et la distribution, ont massivement transféré vers des pays à bas salaires une grande part de la production manufacturière ensuite réimportée, empochant ds profits considérables tout en contribuant au creusement du déficit commercial des Etats-Unis. Joints à l’épargne chinoise, les bénéfices de ce « trafic commercial » plutôt que d’être réinvestis sont venus, en servant au rachat d’actions ou à la distribution de dividendes, accentuer les dérives d’un marché financier à l’affût de placements rentables mais à risque et déjà fragilisé par l’endettement croissant par lequel les ménages financent désormais, faute d’une progression de l’emploi et des salaires, leur consommation.
Un enjeu de souveraineté ?
Loin de se réduire de son côté à un drame sanitaire, la crise du Covid 19 vient souligner à son tour un autre péril de la mondialisation en pointant la dépendance croissante de nos économies à l’égard de réseaux de production de plus en plus spécialisés géographiquement sous la pression des multinationales donneuses d’ordre.
Dans les deux cas, c’est bien la question de la souveraineté qui est posée, économique, au regard des risques de dépendances, et démocratique, face au pouvoir démesuré qu’exerce sur nos destinées un système de mise en concurrence sauvage des modèles sociaux.
Un impérialisme économique ?
Si partout il n’est question que de relocalisations, deux livres, dont l’un paru l’an passé, nous permettent de mesurer, face à là simplicité des slogans, la difficulté de la tâche.
S’il s’agit en effet de modifier l’organisation des chaînes de valeur, encore faut-il en saisir d’abord les logiques. Et les replacer dans leur contexte : celui-d’un « Nouvel Impérialisme », comme l’a diagnostiqué voici plus de quinze ans le géographe radical D.Harvey, caractérisé par une agressivité nouvelle de puissances concurrentes dans la lutte pour l’appropriation de nouveaux espaces de profit ( du contrôle des sources de production d’énergie ou de matières premières à celui de la propriété intellectuelle ou à la privatisation des services publics et des biens communs)(1) ? Ou, comme le prétend l’économiste marxiste proche de la Monthly Review John Smith (L’impérialisme au XXIème siècle – Éditions critiques, 2019) celui d’une accentuation du processus biséculaire d’exploitation du Sud par le Nord via la délocalisation de la production industrielle ?
L’opposition n’est pas neutre : pour le premier les limites de la « reproduction élargie » c’est à dire l’extension à de nouveaux territoires des formes d’exploitation économique ont fait passer l’impérialisme à un nouveau stade, celui de la marchandisation, par la force si nécessaire, de ce qui lui résistait encore : biens communs, services publics etc. Ce processus serait commun au capitalisme chinois comme à l’américain (celui-ci gardant l’initiative) générant une rivalité croissante accentuée (ou contrariée) par les logiques propres aux États. Harvey considère en effet avec Arendt que, pour pouvoir se maintenir, l’extension de la puissance économique doit être absolument étayée par celle du pouvoir politique.
Pour le second, le rapport d’exploitation n’aurait pas varié de nature mais d’intensité et opposerait le Capital du Nord, sous le contrôle des multinationales toutes occidentales ou presque, au Travail du Sud, réactivant un conflit de nature sociale, de classes, plus que géopolitique.
La puissance des Sociétés Transnationales
Sans chercher à trancher à ce stade ce différend, les données publiées par Smith méritent que l’on s’y arrête : selon lui, le prétendu développement des pays émergents n’est qu’un leurre derrière lequel se cache la lutte acharnée que se livrent les Sociétés transnationales occidentales (STN) en jouant sur l’exploitation éhontée d’une main d’œuvre mondiale abondante et donc à bon marché.
Certes, remarque-t-il, les données économiques l’illustrent mal puisque la VA réalisée sur chaque bien est principalement imputée au pays où s’opère la vente.
Ainsi d’un tee shirt venant du Bangladesh et vendu en Allemagne 4,95€ par H&M (Suède) : le fabricant bengalis reçoit de H&M 1,35 € soit 28% du prix final (dont 0,40 représentant le coton importé … des Etats-Unis) : les 3,6 restants comptent pour le PIB de l’Allemagne (2€ transport, grossiste, pub ; 0,6 de profit pour le distributeur et 0,80 de TVA). Situation à laquelle consommateurs, vendeurs mais aussi Etats trouvent leur compte : et de calculer qu’en 2013 les droits de douane perçus par les Etats-Unis sur les importations de textile du Bangladesh surpassaient le montant total des salaires reçus par les ouvriers les ayant fabriqués (p.28)… Aussi pourrait-on multiplier les exemples : des marges réalisées sur les maillots de foot (vendus 35£ et achetés 5 soit un gain de … 700%) à l’iPod d’Apple vendu, en 2006, 299 $ pour un coût de production délocalisé en Asie de 144,40 $ (soit un taux de marge brut de plus de 50%).
Cette situation, rappelle Smith, est la conséquence directe de l’externalisation de la production amorcée dans les années 1960 dans le textile, les jouets et les chaussures puis les composants électroniques – établissant la suprématie du capital commercial sur les biens de consommation – et qui s’est accélérée au début des années 2000 au détriment de l’emploi industriel dans les Pays occidentaux (45 millions d’emplois manufacturiers dans l’OCDE en 2010 contre 62 millions 10 ans plus tôt !)
Mesurer l’ampleur de ces délocalisations reste délicat puisque cela suppose d’intégrer un double mouvement de transferts – celui de l’exportation de pièces vers le Sud puis celui de leur importation une fois traitées par le Nord – qui représenterait 25% du commerce mondial (et 50% des exportations de la Chine voire même 90% pour la haute technologie, via des STN états-uniennes, européennes taïwanaises et coréennes) comme la majeure partie de sa croissance au cours des deux dernières décennies.
Smith observe que cette mutation profite d’abord surtout au Nord : selon la CNUCED, 67% de la VA générée dans les chaînes mondiales de valeur serait captée par des entreprises des pays riches, 80% du commerce mondial étant lié aux réseaux de production internationaux des STN.
Une concurrence Nord/Nord ?
Sous couvert de compétition sino-américaine, ce à quoi l’on assisterait réellement serait donc d’abord une concurrence Nord/Nord des STN occidentales passant par le Sud via une guerre des coûts de main d’oeuvre générant ensuite une concurrence entre pays du Sud luttant pour s’attirer les faveurs des investisseurs ou donneurs d’ordre occidentaux . Smith ne nie pas qu’une lutte Nord/Sud existe aussi sans doute dans certains secteurs par exemple avec la Chine sur l’éolien ou avec l’Inde sur la pharmacie. Mais comme en témoigne selon lui la hiérarchie des savoir-faire tirée d’un « index de complexité » productive (p.121/122) calculé par Abdon, Bacate, Felipe et Kumar de la banque asiatique d’investissement et Hausman et Hidalgo de Harvard, les économies spécialisés dans l’exportation des produits les plus complexes impliquant une gamme étendue de compétences pouvant être mobilisées pour des activités variées ( ex : imagerie médicale plutôt que vêtements) restent dans l’ordre le Japon, l’Allemagne, la Suède, la Suisse, la Finlande, les Etats-Unis, le Royaume Uni, l’Autriche, la Belgique, et la France … CQFD !
Loin d’être un jeu gagnant/gagnant même de manière inégale, la mondialisation pénaliserait au final les pays tournés vers l’exportation : peut être affichent-ils une augmentation de leurs exportations en volume mais la progression de leur part dans la valeur ajoutée mondiale en produits manufacturés (de 20 à 26% entre 1996 et 2005) se révèle dans les faits beaucoup plus faible limitant du même coup la contribution de leur commerce à leur propre développement.
À preuve, argumente Smith, si 79% des ouvriers de l’industrie dans le monde vivent désormais dans les régions les moins développées (contre 53% en 1980 – source OIT), ils ne représentent que 23% de l’emploi total de celles-ci (dont les 2/3 sont informels !) contre 50% à l’agriculture, soit pas assez pour absorber une démographie dynamique et contenir un chômage massif accentué par l’exode rural.
Les économistes occidentaux continuent pourtant, selon lui, d’entretenir le mythe d’une convergence des économies et des salaires entretenu par une croissance moyenne du PIB plus rapide que celle des pays les plus avancés (+3,3 contre +1,8 entre 1980 et 2011).
Au XIXème siècle, contre-attaque Smith, cette convergence avait certes existé mais n’avait été possible en Europe que grâce à un flux massif d’émigration vers le continent américain. Or, c’est seulement 1% de la main d’oeuvre du sud qui a migré depuis 1945 pesant négativement sur le revenu local par tête. Comment s’étonner dans ces conditions, comme l’a rappelé Pierre Bourguignon en 2012, que, hors Chine, les inégalités mondiales stagnent voire s’accroissent ?
Pour l’essentiel, précise-t-il, l’écart de croissance, indiscutable, dont a bénéficié le Sud est lié à des facteurs beaucoup plus ponctuels et réversibles : l’accélération des délocalisations, des investissements massifs mais fragiles et flottants, et le boom des matières premières.
Loin d’être justifié par les prétendus écarts de productivité, les écarts de salaires entre travailleurs du Nord et du Sud serait en réalité, conclut-il, bien plutôt le résultat d’une « sur-exploitation » (au sens marxiste) de ces derniers : ceux-ci seraient payés en réalité en dessous de la valeur de la force de travail de la classe ouvrière occidentale (à savoir de la valeur des biens nécessaires à sa reproduction en tenant compte des niveaux de pouvoir d’achat).
L’amorce d’un changement dans la mondialisation ?
Il semblerait pourtant que le schéma décrit par Smith ne soit plus que partiellement vrai ou plus exactement que le « Nord » entendu comme le club des STN des pays riches soit en train de s’élargir.
Le processus, inégal, de la mondialisation semble en effet faire émerger une nouvelle hiérarchie des régions du monde puisque à l’Amérique du Nord et à l’Europe est venue s’ajouter dans le peloton de tête une partie de l’Asie autour du Japon, naturellement, mais aussi désormais de la Corée et de la Chine (20% des emplois industriels mondiaux à elle-seule). Une partie de l’Asie qui s’interroge de plus en plus ouvertement sur la pertinence d’une division internationale du travail dont elle n’est, hors le Japon, que le troisième larron. Pourquoi se demande-t-on par exemple à Pékin si les 2/3 des emplois nécessaires à la fabrication des ïPhone d’Apple sont à l’étranger et principalement en Chine, les 2/3 des salaires versés le sont-ils aux Etats-Unis qui concentrent les tâches les plus qualifiées (recherche, design, marketing) ?
L’augmentation volontariste de la part de l’Asie du Sud-Est dans le total des dépenses mondiales de R&D de 27 à 37% (contre 29 aux Etats-Unis et 22 à l’Europe) et la constitution en Asie de grands pôles côtiers intégrés en parallèle à une remise en question de la fragmentation des chaînes de valeurs dans les secteurs à plus faible intensité de main d’oeuvre ou dont la fabrication est automatisable semblent témoigner d’un véritable changement. Tout en poursuivant sa recherche de débouchés extérieurs, via notamment les « nouvelles routes de la soie », la Chine réoriente ainsi à grande vitesse son activité vers son marché domestique, tandis que de plus en plus de STN se re-positionnent à proximité de leurs clients les plus dynamiques profitant de la flexibilité offerte par la numérisation de l’économie. N’oublions pas enfin que les économies européennes, même si la Chine y occupe une place grandissante, sont surtout ouvertes … les unes sur les autres (les importations françaises de biens intermédiaires par exemple proviennent ainsi à 66 % de l’Union européenne contre 9,3 % des États-Unis et 5,1 % de Chine) à l’instar des économies asiatiques….
Ainsi serait-on en train d’assister moins à une démondialisation qu’à une régionalisation en forme de tripode caractérisée par un mix d’interconnexion et de compétition mettant en concurrence des oligopoles américains, européens et asiatiques adossés à des Etats puissants, le reste du monde formant seulement une base arrière néanmoins disputée puisque fournissant les protagonistes en main d’œuvre à bon marché et en matières premières (en dehors de quelques enclaves agglomérées en immenses métropoles).
La nécessité d’une vision et de réponses globales.
Dans un tel contexte, le débat sur les relocalisations paraît quelque peu décalé sauf à être replacé dans une réflexion plus large prenant en compte la nouvelle division internationale qui s’esquisse.
Celle-ci soulève alors une double interrogation :
- Comment dans la bataille triangulaire en cours éviter que l’Europe ne sorte perdante, c’est à dire comment permettre à ses économies de conserver voire d’accroître leur potentiel de recherche, d’innovation et d’investissement en même temps que leur autonomie stratégique ? Difficile d’imaginer en tout cas qu’un tel défi puisse être relevé à l’échelon national (nous y reviendrons dans la partie 2).
- Comment, tout en luttant sur ce premier front, contribuer à l’émergence de processus de développement régionaux autocentrés qui mettent un terme au pillage des ressources humaines et naturelles des peuples victimes de cette réorganisation économique du monde ? Le modèle explicatif de John Smith continue en en effet d’être plus que jamais valide pour une partie de la production mondiale.
(1) Harvey oppose deux formes d’accumulation du capital. À la reproduction élargie (produite par les délocalisations) s’ajoute une accumulation « primitive » ou par « dépossession » (expulsion des paysans de leurs terres, privatisations etc) qui suscitent de nouvelles formes de luttes (Chiapas, etc.)
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